Pierre Courthion
Pierre Lesieur, 1952
Mélange peu fréquent d’acuité d’observation et d’imagination de la couleur, de finesse d’œil et de décision, la peinture de Pierre Lesieur montre, dès le départ, les dons essentiels : dessin, coloris, harmonie.
La personnalité de ce jeune artiste, je l’ai vue, d’une toile à l’autre, s’accuser sans aucun artifice. Des clartés posées au bon endroit ouvrent au tableau sa profondeur. La matière toujours diversifiée, toute vibrante de modulations est touchée par une main qui lui imprime sa chaleur et son rythme. Elle parle, elle agit sous nos yeux, sur nos nerfs, sur notre sensibilité toute entière : elle est magicienne.
Pour trouver à la peinture une composition hardie, une expression à soi, il importe tout d’abord que l’homme découvre le langage interne, expressif par lui-même, qui servira de support aux divers charmes de la couleur. Ce langage est le dessin. Par des lignes et des traits aptes à communiquer les dons de sa propre nature, Lesieur ne se lasse point de donner figure et proportion aux quelques thèmes qui le hantent, afin de les distinguer, de les qualifier, de les transformer, d’en créer là, devant nous, la présence plastique.
Lesieur part de la réalité du monde sensible, je ne dirai pas de la chose vue, mais de quelques motifs existants : poissons et crustacés, bœufs tirant sur la charrette, chemins et maisons répartis dans l’espace et qui parlent tout spécialement à son individualité. Voilà les « sujets » avec lesquels il se rencontre, et qui sont, pour lui, autant de prétextes à peindre en de multiples variations tout ce qui rattache son émotivité. Sa palette ? En majeur ou en mineur, elle a déjà son bouquet. J’aime ses verts aigus ou tendres, sa gamme qui va du rose à l’orange et passe du mauve au brun. J’aime aussi, dans les tons descendus, certains bleus éteints, certains noirs.
Difficile pour lui même, Lesieur reconnaît que l’art est affaire d’intuition et d’expression spontanée. Il a le don cependant, le pinceau déposé, de voir ce qu’il fait avec un œil impitoyable de critique. Chez lui rien n’est gratuit, rien n’est peint à vide, et pourtant, rien n’est jamais concerté.
Sa façon de travailler lui permet de peindre ou de dessiner presque sans arrêt, mais aussi sans obstination. Lesieur le sait : il suffit parfois d’une journée heureuse, d’un moment de grâce dans la touche pour qu’un long effort de travail trouve sa récompense dans l’unité et la qualité du tableau. Alors tout prend son plan, tout s’illumine.
J’ai rarement vu chez un jeune peintre une pareille égalité dans la production, une aussi évidente faculté d’attaquer des toiles d’assez grande mesure, des dons canalisés avec autant de sagacité. La peinture de Pierre Lesieur, je la comparerai à un vin déjà décanté, mais qui n’en aurait pas moins conservé le goût franc de la grappe, et qui serait porteur de très hautes ivresses. Masquer le texte
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François Hauter
Pierre Lesieur
Editions Micolon,
Charlieu, 1998 (extraits)
(…) Ses obsessions ne se conjuguent absolument pas avec celles de son époque. Il ne tourne pas autour du corps, de la maladie, de la dégénération, du sexe, de la mort ni de l’identité biologique. Il ne chavire pas le cœur, il l’éclaire. Avec une grâce qui s’inscrit dans la tradition d’un hédonisme oublié, mais très français.
Ce goût du plaisir, après Fragonard et Watteau, avait ressurgi au XIXe siècle avec Monet dont les irisations diaphanes enchantèrent Marcel Proust et écoeurèrent Cézanne. Tombé en disgrâce, l’art du plus mondain des impressionnistes retrouva un public averti dans les années vingt, lorsque le positivisme et le matérialisme, devenus pessimistes, firent redécouvrir le principe du bonheur. Et puisqu’il ne s’agissait plus d’ausculter le plaisir, mais de le donner, Bonnard et Vuillard furent soudainement installés à la place qu’ils méritaient, dans le Panthéon de l’Ecole de Paris. Ils resteront cependant à l’écart de tous les mouvements de leur époque.
(…)
C'est dans la tradition de cette indépendance d'esprit des peintres non théoriciens, d'un intimisme tranquille et d'une quasi-abstraction sans la moindre tension qu'il faut placer Pierre Lesieur.
Après les excès d’un matérialisme glauque et désabusé, un art au lance-flamme, voici une œuvre qui se définit par la force précise de son trait, la retenue, l’harmonie, la volupté, le calme et la lumière.
Pierre Lesieur est né dans la peinture, la toile et les tableaux. Il commence à dessiner à 10 ans. Les premiers pinceaux lui sont offerts par sa grand-mère maternelle, lorsqu’il a 12 ans. « Peindre est devenu une obsession, et ça l’a toujours été », dit-il.
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Sa mère lui laissera la liberté de s’installer sans souci dans un atelier et de peindre sans tarder, après le bac et quelques cours aux Beaux-Arts, chez André Lhote, puis à l’Académie Montmartre. Ses premières toiles sous le bras, il court les galeries avec un entêtement de paysan.
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En marge des modes de son temps, il expose à partir de 1953 à Paris, Londres, New York et Tokyo.
Lesieur vit simplement. Son appartement à Paris et sa petite maison à Saint-Rémy-de-Provence ont un air de famille, puisqu’elles reflètent exactement le paysage intérieur du peintre. Passé la porte, son univers saute aux yeux. Chaque pièce est encombrée d’objets et de végétaux, et le moindre désordre le fait sursauter, comme si l’on touchait à son propre corps. Lesieur n’est pas maniaque. Mais sur une toile, on n’oserait rien transformer. Pour lui, d’instinct, la mise en scène de la vie et la peinture, c’est indistinct. C’est son monde, qu’il compose, déplace, avec ses petites mains qui pétrissent et colorient.
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Son rythme quasi-agricole est celui des saisons. L’année débute l’été, lorsqu’il se désaltère les yeux des couleurs de Provence. Il vit là dans une campagne qui ressemble à Giono. Le jour, l’air vibre des poussières, du soleil, de l’ombre, du chaud. La nuit est dorée, elle clignote ; le ciel devient une caverne, tremble comme une voûte de cathédrale lorsque tonne l’orage, car les étoiles s’éparpillent partout. Lesieur, presque nu, a l’air d’un sauvage, il sent cette palpitation, il s’en gorge et peint frénétiquement.
(…)
L’automne, les toiles sont ramenées à Paris, puis mûries, réfléchies, reprises. A la fin de l’hiver, Lesieur va chercher une provision de couleurs en voyage, en empilant les carnets de croquis et en ramenant un bric-à-brac d’objets saugrenus mais indispensables qui lui sert à métamorphoser ses maisons en tableaux.
L’Asie le fascine, l’attire comme un aimant.
Puis le cycle reprend. « En quarante années, s’étonne Michelle Marquais, pas un seul jour il n’a dit : aujourd’hui, je n’ai pas envie de peindre ».
Son atelier, à Paris est situé entre l’entrée de l’appartement et sa chambre à coucher. En Provence, sous le toit d’une grange entre un immense bassin de pierre où il se rafraîchit et une chaise longue en fer, où il dort. Une belle lumière, zénithale et latérale baigne ces endroits. Des fauteuils d’osier sont maculés de jaune et de bleu, comme ses mains. Sur des tables solides, des croûtes de pigments forment autant de concentrations et d’impressions de matière, les touches épaisses d’une palette de couleurs passionnelles, à côté de boites de pastels et de peinture. Quelques chevalets supportent les formats moyens et petits, alors que le peintre a toujours plusieurs tableaux en chantier et passe de l’un à l’autre. Les œuvres terminées sont entassées à l’envers contre le mur.
Ce désordre est un ordre, bien sûr. Lorsque Lesieur reçoit les visiteurs, il les entraîne assez gauchement vers son atelier, sans grands mots, et ne propose ni siège ni verre d’eau. Puis il se met presque à danser, charriant les toiles immenses ou minuscules, virevoltant d’un châssis à l’autre, en les empilant comme on aligne les mots et les idées. En silence, il dit ainsi, très naturellement, qu’il peint comme chante l’oiseau.
Toiles dans l'atelier, 1997, 225x172
Il va souvent au Louvre, revoir son « tableau préféré » la Pietà d’Avignon. Il admire Vuillard davantage que Bonnard, Nicolas de Staël, Paul Klee, Fautrier ou l’américain Rothko, Seurat chez les impressionnistes, Degas pour son « dessin prodigieux ». Et Goya, « naturellement ». La peinture archaïque orientale le stupéfie, parce que les artistes « avaient une manières de poser les noirs comme une écriture. J’aimerais la retrouver », dit-il.
La première qualité d’un tableau de Lesieur, c’est la qualité de sa lumière. Les menues vibrations du décor créent une sensation voluptueuse et immatérielle.
Cette vibration - celle de l’eau qui miroite devant un crépi blanc, de la poussière en Inde, de l’ombre des feuilles sur les moisissures à Angkor, des contours troublés de Venise ou Istanbul - on la retrouve dans toutes ses toiles.
Ainsi le sujet pour Lesieur - que ce soit un vase de fleurs ou le Taj Mahal - est-il moins important que l’ombre, la tache, la gaze, ou les contours troublés à travers laquelle on le voit.
L’un des premiers éléments d’explication du monde de Lesieur est sa liberté d’esprit par rapport à la réalité, et aux lois de l’apparence. La poésie n’est évidemment pas de ressembler, mais d’exprimer hardiment une fraîcheur d’esprit et des songes de joie sereine, avec une sorte de négligence. Cette indécision subtile, cette fausse maladresse, naissent dans des carnets de croquis, où sont précisément notées les couleurs chantantes du Nil, du Gange ou du Mekong.
Il y a près de quarante ans, Lesieur a pris le temps d’un très long tour du monde.
Depuis il ne cesse d’aller chercher ailleurs sa singularité.
Proust disait que le grand écrivain c’est toujours le même écrivain, qui renaît de siècle en siècle par métempsycose, sous une identité autre. Lesieur, dans son art, réalise une secrète alchimie à partir de plusieurs « sources » matérielles. Il nie l’écoulement du temps, et la géographie. Comme bien d’autres créateurs, il découvre, adopte, assimile et peint, avant, espère t-il de trouver un consentement universel.
Claude Roy l’a parfaitement raconté : « En 1985, écrit-il, Pierre Lesieur revient d’Egypte avec la révélation d’une peinture où l’élément linéaire est prépondérant, et où cette linéarité est si essentielle que les notions d’espace à trois dimensions, de relief, de perspectives rationnelles n’entrent pas en ligne de compte pour l’artiste… Maspero, pourtant sensible à la beauté des œuvres qu’on découvre, est tellement gêné par le canon égyptien de la représentation du corps humain qu’il parle de conventions pénibles… En découvrant l’Egypte ancienne, Lesieur a une tout autre réaction. Ce qu’il admire, c’est l’extraordinaire liberté du dessinateur égyptien – liberté qu’il prend pour obéir plus étroitement à des règles qui sont des choix intellectuels. » Et le peintre de confier ensuite au romancier que ce qui l’impressionne, c’est la liberté d’assujettir la vision de la physique des corps à une vue philosophique de la réalité.
On ne saurait mieux se situer dans une tradition où la réalité est gouvernée par la sensation.
Autre choc en Inde, où Lesieur découvre encore une liberté. Il évoque toujours, avec émerveillement, les couleurs d’une rare violence aperçues dans les rues de Bombay ou de Bénarès. Ces verts, ces indigos, ces jaunes violents, ces rouges éclatants, ces violets profonds, on les retrouve régulièrement dans ses compositions.
Au japon, le peintre partage la fascination des autres artistes occidentaux, d’Ingres à Manet, en passant par Millet, Van Gogh ou les Nabis. Les estampes libèrent les esprits, révélant une mise en page nouvelle, une habileté du dessin, des couleurs éclatantes. Surtout, la simplification des moyens picturaux.
Nature morte, Melon, 2010, 73,5x92
(…)
C’est d’abord cette simplification qui fascine Lesieur, lorsqu’il la découvre à Kyoto dans les années soixante.
Le trait se fait signe. C’est ce que Gustave Geffroy exprime parfaitement, en définissant l’art japonais : « Peut-être tout le dessin des dessinateurs japonais se résume-t-il dans ce fait que les traits dont ils représentent les objets ne reproduisent jamais l’essentiel des choses. Une vague fait songer à toute la mer… Sans cesse ils ont choisi, et sans cesse ils ont trouvé le détail significatif, celui qui est chargé de représenter tous les autres ».
Au Japon, constate encore Lesieur, l’art est non seulement dans la vie, mais surtout le cadre de vie ; les deux univers - l’intime et le social - se confondent.
Cela rejoint complètement la vérité du peintre français. Masquer le texte
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« La vérité est qu’on ne peut rien dire de soi, quant à ce qui naît sous la main, à l’heure soucieuse ou passionnée de la gestation. C’est bien souvent surprise ; on a dépassé son but, voilà tout. Que dire de plus ! À quoi bon l’analyse de ce phénomène, ce serait vain. Il est mieux de le renouveler pour sa propre joie.
Laissons le reste aux philosophes, aux savants. »
Ces quelques lignes d’Odilon Redon auraient pu être écrites par mon père, lui qui se refusait farouchement à parler de sa peinture, à formuler ses sentiments, ses émotions, son moi profond.
Lorsqu’il montrait ses toiles dans l’atelier, pas un commentaire, pas une explication de sa part.
Les toiles, dans un va-et-vient silencieux, glissaient du mur où elles étaient entreposées, retournées, vers les chevalets puis regagnaient leur place pour en dévoiler d’autres. Grands, moyens formats, sur lesquels étaient superposés de petits et minuscules tableaux (dans un équilibre miraculeux), dessins, pastels sur toutes sortes de supports… défi laient devant nos yeux formant comme par enchantement autant d’accrochages éphémères.
Réminiscence de ces moments passés dans l’atelier, le livre se présente tel un défilé ininterrompu, les tableaux se succédant dans le silence des mots et sans leur interaction. Primauté à l’acuité et à l’observation visuelle, aux sensations, à l’émotion. À la contemplation.
Toiles dans l'atelier, Paris 1996, huile sur toile, 300x250
Point de départ d’une sorte de jeu de dominos, Véranda bleue à la feuille verte se transforme en Véranda rouge aux fleurs blanches. Les fleurs blanches appellent Fenêtre nuit à l’anthurium. Se déploie alors l’univers des réflexions, des reflets, des formes fantomatiques révélées par les ténèbres des fenêtres, les miroirs, les vitres de la serre ou encore par Variation sur Pompéi… Une énigmatique boîte aux lettres (Pompéi, olivier) nous mène à la fameuse porte verte de Saint-Rémy…
Ainsi, par un détail, un objet, la similitude de formes ou de procédés picturaux, la continuité ou au contraire le contraste des couleurs, par une atmosphère…, les tableaux sont-ils reliés entre eux.
Par le sujet ou le motif également, dont certains omniprésents se retrouvent, tels des leitmotivs, tout au long de l’œuvre : l’étoffe jaune dont s’enveloppe Michelle ou qui recouvre une table, le miroir à trois faces, les fenêtres du salon parisien peintes à la lumière changeante des saisons et des heures de la journée et de la nuit, la porte verte à la boîte aux lettres et son acolyte, la porte blanche de l’atelier, dont la trace du temps, les effritements, les écaillures donnent lieu à de multiples figures abstraites, Pompéi et ses multiples variations…
Et bien sûr Michelle. Au cœur du livre et de l’œuvre. Au cœur de la vie de mon père.
Une vaste traversée qui s’achève sur les dernières œuvres, dans l’embrasement et l’audace des couleurs, telles qu’elles nous saisissaient lorsque nous franchissions la porte de l’atelier de Saint-Rémy en été.
Les croquis, dont l’étude a été une révélation, tiennent une part importante dans le livre, ponctuant de plusieurs feuillets son cheminement.
Mon père avait toujours sur lui un carnet et un crayon (et à défaut le revers d’une enveloppe, d’un carton d’invitation, le coin d’une nappe en papier…) afin de pouvoir « attraper au vol », à tout moment, ce qui attirait son œil.
Ici, la rapidité est fascinante. Rapidité fulgurante de l’œil à saisir une scène, un objet, un paysage, une expression… et rapidité du dessin.
Tout est dit en quelques traits.
La rapidité avec laquelle prenait forme un tableau est également surprenante ; son architecture, son ossature, était tracée d’une seule traite, sans aucune hésitation.
Un matin de très bonne heure, mon père était déjà dans son atelier, peignant frénétiquement. Sur une grande toile, vierge la veille au soir, était né, dans ses lignes principales, un tableau. « Cette nuit, en dormant, j’ai fait un tableau », me dit-il.
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Position de Lesieur
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C’est pendant les années obscures de l’occupation, alors que les tout jeunes artistes français se retrouvaient entre eux dans la capitale ou en province, du fait de la fuite et de la dispersion de l’Ecole cosmopolite de Paris devant l’invasion et qu’ils étaient, de plus, privés de presque toute information artistique internationale, que Pierre Lesieur avait commencé à peindre, dans un isolement d’autant plus complet qu’il avait déjà, de lui même, renoncé à tout enseignement et à l’appui de maîtres patentés.
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Nonobstant les événements, le jeune Lesieur manifestait d’emblée une vocation de solitaire et se montrait rebelle à toute autre discipline que la sienne propre.
Toute son œuvre montrera par la suite sa rigoureuse fidélité à lui même.
Bientôt, Lesieur fut de ceux qui, les premiers, ont su reconnaître, non sans quelques hésitations sans doute, que l’opposition entre l’art figuratif et l’art abstrait ne subsistait pas en conséquence d’une prétendue rupture de ce dernier avec la réalité sensible. Aussi, sans avoir le sentiment que le fait de ne pas s’engager dans l’ordre abstrait fût une prise de position réactionnaire et conservatrice, Lesieur a-t-il pu ne pas contrarier ses dispositions foncières qui le portaient à rattacher son développement personnel à la longue tradition révolutionnaire de la peinture française qui, sans recourir aux méthodes catégoriques proposés par les « inventeurs » de l’art abstrait et surtout sans refermer l’inépuisable « dictionnaire » de la nature, n’avait pas moins affranchi progressivement l’expression artistique du réalisme littéral comme des conventions classiques, pour ouvrir à la création picturale de nouvelles perspectives.
Venise, Port, 1957, 80x80
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La position choisie par Lesieur ou plutôt son état naturel, car il semble bien qu’il ait suivi toujours son inclination et non point quelques idées arbitraires, a accordé sa volonté novatrice à la permanence des vertus picturales françaises et préservé l’émotion sensorielle initiale qui lui est absolument nécessaire. Mais cet élément émotif ne vient jamais contrarier ni contredire pour lui la primauté du fait pictural, c’est à dire les qualités spécifiques et le caractère « actif » et mutable de la peinture, au détriment desquels la plupart des peintres figuratifs d’aujourd’hui, au contraire, mettent en évidence les détails descriptifs du sujet qui les préoccupent presque exclusivement.
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Approche de l’œuvre
Pierre Lesieur avait déjà atteint une relative maturité lorsqu’il se décida à exposer un premier ensemble de ses peintures. Il était parvenu à sa trentième année, peignant depuis plus de dix ans déjà, sans avoir fait connaître ses études de débutant (…) Il avait pris le temps d’éprouver ses dispositions personnelles, de cultiver ses dons et de s’assurer de ses tendances profondes.
Aussi ses premières peintures exposées étaient-elles déjà solidement situées, et c’est dans leur prolongement que son accomplissement a pu se poursuivre jusqu’à aujourd’hui. Il importe donc, avant d’apprécier ses tableaux les plus récents et pour mieux les comprendre, que nous considérions attentivement cette première étape d’une œuvre qui en est le développement logique et parfait.
Initialement dans la peinture de Lesieur, apparaît une certaine contradiction fondamentale qui persistera dans ses recherches jusqu’en 1953 et 1954.
A l’origine de cette contradiction qui, loin de dénoter une irrésolution, prouve avec quelle pénétrante intuition le jeune peintre avait reconnu d’emblée les propositions majeures que la peinture moderne offrait à la nouvelle génération, se trouvait l’intérêt que Pierre Lesieur manifestait simultanément pour le Cubisme et ses données constructives, et pour le luminisme des maîtres de la couleur, comme Bonnard et Matisse, auxquels, par affinités étaient allées ses préférences de débutant. Mais les deux tendances, celle des peintres constructeurs et celle des coloristes, ne sont en réalité contradictoires que tant qu’elles restent séparées et qu’elles s’opposent, car il faut bien reconnaître que toute peinture tend à satisfaire aux deux exigences qui sont alors plutôt complémentaires.
(…)
C’est donc seulement lorsqu’un des constituants domine excessivement, qu’ils paraissent inconciliables. S’il en a été ainsi parfois dans les premières peintures de Lesieur, par ailleurs déjà fort belles, il faut voir que pour lui la dualité picturale se compliquait du fait qu’il entendait, je l’ai déjà dit, ne pas refuser les stimulations que la nature apportait à sa sensibilité, et pourtant ne pas assujettir les éléments de son tableau aux données strictes de la chose vue.
Il ambitionnait que la peinture fût souveraine et libre. La couleur peinte étant d’elle même insoumise au réel, quoi qu’en pense le commun, c’est sur les formes que l’action du peintre allait d’abord s’exercer. Les premières libertés que prit Lesieur avec le « motif » pour se dégager de l’anecdotique et de la banale description, ou plutôt les premières formations plastiques qu’il lui imposa étaient d’ordre constructif, leçon retenue des cubistes, sans pour autant qu’il la suivît jusqu’à la décomposition des formes en fragments géométriques recomposés. Par la suite nous le voyons, au contraire, chercher et réussir à atténuer toute rigueur géométrique, par laquelle l’ordre intellectuel s’impose au détriment de la sensibilité.
Néanmoins Lesieur est parvenu à donner à ses compositions les plus puissamment colorées une très ferme ordonnance qui les met en équilibre et en unité formelle.
Lesieur a su aussi éviter l’écueil le plus dangereux pour lui, car il eût fatalement tari ses sources. Je veux parler, bien entendu, d’un passage à l’abstrait qui eût satisfait avec trop de facilité ses exigences plastiques.
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Une toile comme le grand atelier aux trois chevalets de 1954 composée presque exclusivement de formes orthogonales aurait pu être l’oeuvre charnière d’une conversion à l’art abstrait qui l’eût conduit à recommencer l’expérience de Mondrian et, fatalement, à se trouver dans une impasse compte tenu de la nécessité, en art, d’éviter toute répétition. Peut-être, l’esprit fixé vers son but qui était tout autre, Lesieur ne s’est-il pas même aperçu du danger qu’il avait cotoyé.
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Celui en qui l’on découvrait déjà « un peintre authentique et un coloriste exceptionnellement doué » a pleinement réalisé sa difficile ambition de révéler les accords secrets entre une nature humainement éprouvée et une « réalité » picturale à la fois personnelle et actualisée.
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Etal de poisson, 1962, 100x100
La poétique de Lesieur
Puisque l’essentiel d’une œuvre peinte échappe toujours aux procédés d’analyse de la critique, nous n’approchons jamais sa vérité que si nous parvenons à rattacher tout ce que nous décelons, par les sens et par l’esprit, du travail de l’artiste et de son résultat, au sentiment général qu’il nous communique, à ce que nous pouvons d’autant mieux nommer sa poétique que ce terme, ainsi que Paul Valéry l’avait si clairement exposé dans son discours liminaire au Congrès International d’Esthétique à Paris en 1937, que ce terme dont il rétablissait l’orthographe étymologique : « Poïétique », englobe l’idée de « l’action humaine » complète, depuis ses racines psychiques et physiologiques, jusqu’à ses entreprises sur la matières ou sur les individus ».
Nous risquerons d’autant moins de nous égarer dans l’étude de l’œuvre de Lesieur que celui-ci est incontestablement de ces peintres « actuels » qui peuvent attendre du seul accomplissement de l’acte de peindre que soient confondus les phénomènes naturels et toutes les sensations du réel à l’origine du tableau et le tableau réalisé. Ainsi même lorsque Lesieur tient compte des données immédiates que lui a fourni son observation de la nature -il est probable qu’il en tient toujours compte puisqu’il entend bien, comme l’entendait aussi Nicolas de Staël dans une démarche longtemps inverse pourtant, que tout lui doit « donné »- il sait dégager le plus souvent les attributs picturaux de ses sujets qui sont plutôt des thèmes, de toutes les caractéristiques secondaires, qu’elles soient anecdotiques, accidentelles ou purement conventionnelles. Son œuvre atteint ainsi à une plénitude plastique que ses qualités exceptionnelles de coloriste accentuent singulièrement et douent d’un pouvoir de résonnance originale. Il faut insister encore sur la luminosité que donnent à son espace pictural son sens et sa science de la couleur et des valeurs, autant qu’ils permettent, dans ses meilleures toiles, une simplicité et une rigueur des plans constructifs dont la vérité naturelle est toujours préservée par la justesse des plans colorés et de leurs valeurs, celles-ci fussent-elles très contrastées ou au contraire des plus ténues.
La fidélité de Lesieur au monde extérieur, générateur de sensations ou d’émotions, ne se traduit par aucune explosion de sentiments lyriques ou romantiques (…) . D’ailleurs, la présence de la nature s’est faite, progressivement, plus furtive, laissant, dans certaines toiles récentes, s’imposer exclusivement l’évidence picturale créée. Largement traités en formes simples ou au contraire minutieusement éparpillés, les éléments des diverses compositions : scènes à personnages, paysages intérieurs, ou natures mortes, ne prétendent pas à être identifiés. Ils s’altèrent au contraire pour se transmuer en autant de formes peintes dont l’importance et la place sont déterminées par l’équilibre et l’harmonie de l’ensemble, mais sans que cette transposition les dénature jamais complètement. Aussi détournée, aussi distraite qu’elle soit de la représentation, la peinture de Lesieur n’est jamais « abstraite », et garde toute la vibrance, tout le suc de la nature vivante qui l’inspire.
Simplement celle-ci change de plan, et passe de celui du réel à celui de la peinture pure dont elle subit les lois harmoniques, les règles plastiques aussi.
Sur ce dernier point, j’ai signalé plus haut le souci qu’à Lesieur d’éviter la sécheresse de la construction géométrique dont il a reconnu qu’elle doit s’imposer pourtant aux tendances dispersives de la couleur, car si ce sont ses dons de coloriste qui font de lui un peintre-né, on peut soupçonner qu’un impératif besoin d’ordre répond aussi à son tempérament ou à son esprit.
(…)
Dans l’emploi des couleurs se manifeste la même exigence d’un ordre parfait que l’étude des valeurs satisfait. La sûreté de l’œil de Lesieur s’y affirme d’une acuité particulièrement impeccable, qu’il s’agisse des contrastes les plus violents ou des accords les plus délicats.
Toits, 1962, huile sur toile, 115x160
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Chacune de ses œuvres est toujours le fruit d’une lente élaboration, d’une longue méditation visuelle, dirai-je, et pourtant, de plus en plus souvent, la perfection atteinte finalement garde la fraîcheur et la spontanéité d’un premier jet, même lorsque le peintre a voulu utiliser la densité de la pâte.
Ce n’est pas la moindre des gageures que Lesieur réussit et qui font la valeur de ses peintures et leur charme, pourquoi ne pas le dire ? Puisqu’elle n’abuse nos sens par aucun subterfuge ni aucune sollicitation extra picturale, l’œuvre de Lesieur peut fort bien avoir la coquetterie ou la pudeur de dissimuler sa grandeur et sa profondeur sous sa beauté et de prétendre à plaire tout simplement, sans que soit entachée la gravité de l’acte « poétique ».
Hommage à Pierre Lesieur
Ce petit essai, c’est à celui qui en a été le sujet, que j’en veux faire hommage, à défaut d’exprimer mon admiration pour son œuvre et ma confiance en son devenir en des termes qui risqueraient de choquer son extrême réserve. Il me permettra cependant de rappeler ce que George Besson écrivait à son propos :
« … Peu de peintres ont signifié de façon si magistrale les limites du domaine des allusions substituées, dans l’exécution d’une œuvre, à la fastidieuse description littérale qui incombait aux aînés d’autres siècles. L’œuvre de Pierre Lesieur, tact, conscience, joie des yeux, pourrait bien prendre un caractère d’exemple. Elle est, en tout cas, une « promesse de bonheur » au sens où l’entendait Stendhal pour définir la beauté ».
(…) Masquer le texte
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Pierre Lesieur, même quand il est là, il est toujours un peu ailleurs. Ce n’est pas qu’il soit inattentif ou distrait. Mais on peut ne pas voir à la surface qu’il est attentif, ce qu’est l’envers de sa « distraction ». Mais s’il a l’air absent, c’est qu’il est présent ailleurs, ici et pas ici, avec nous et très loin.
Il a une façon naturelle de cligner doucement des yeux, d’inscrire à volonté dans sa prunelle le cadre d’un tableau possible, de noter au vol l’exclamation orangée d’un kaki posée sur une coupe bleu-rire : l’absence de Pierre est toujours la présence du peintre. Je suis sûr qu’il rêve en couleurs, qu’il se réveille en ouvrant sur le plafond les yeux du peintre qui se réjouit du mouvement de la lumière et des ombres des branches glissant sur le blanc lisse de la chambre.
Il n’a qu’une pensée en tête, c’est à dire une seule manière d’être : voir, se désaltérer les yeux de lumière et de couleurs, jouir des intelligences de la vue, qui déchiffre le monde, le défait, le recompose.
Nature morte, Plateau de verres, 2005, 27x35
Un jardin conçu par Pierre est à l’image de son art. De son monde. Un monde intérieur, tout-à-fait personnel et intime, qui pourtant fait le tour du monde, flâne de l’Inde au Japon, de l’Italie à l’Egypte. Dans le jardin de Saint-Rémy, sous le garde-à-vue des cyprès, à l’ombre du saule pleureur que le mistral, quand caprice lui vient, s’amuse à écheveler comme une reine de tragédie, près du tilleul tellement français-classique, on trouve des fleurs et des plantes de toutes les régions qui ont aussi nourri et séduit l’art de Lesieur. (…)
J’imagine quelquefois Pierre en jardinier-peintre, et comme il pose une couleur sur la toile, posant sur la pelouse les mauves, les pourpres, les bleus des pétunias, ici une touche de jacinthes, là une bigogne rose, plus loin une fleur de la passion et au pied de la glycine une touffe de pivoines arborescentes.
Un tableau de Lesieur aujourd’hui, c’est en général la lumière presque apprivoisée (il faut dire presque : la lumière ne se laisse pas si facilement dompter), ce sont les formes et les couleurs ordonnées. C’est le chaos qu’est le monde « à première vue » - maîtrisé.
Pour apprivoiser la nature, il faut qu’elle soit encore sauvage, au départ.
Pour ordonner les choses, il faut que d’abord elles soient désordonnées.
Un art maîtrisé – il y avait donc quelque chose qu’il fallait maîtriser ?
Une rébellion première, une insurrection originelle ?
Pendant les vingt premières années de son travail de peintre, il monte de la plupart des toiles qu’il exécute (entre, disons 1940 et le début des années soixante), une rumeur de tumulte, des éclats de voix. On a envie de dire parfois un vacarme.
(…)
Les toiles de Lesieur pendant ses premières années de travail ne permettaient pas de pressentir ce que va être son œuvre à sa maturité. Il y a dans sa vision d’alors, dans son usage des couleurs comme de « cartouches de dynamites », une violence toujours, une brutalité même. C’est la force rebelle et un peu hirsute du jeune Lesieur qu’il va parvenir à capter, dominer, apprivoiser.
C’est cette énergie qui subsistera, sous-jacente, dans sa peinture depuis les années 60 jusqu’aux années 90, et qui le préservera de la tentation du charme.
Avant le tournant des années 60, le grand accomplissement de Pierre Lesieur s’est réalisé. Il y a quelques années déjà, qu’après le long et patient auto-apprentissage, il a trouvé sa voie, sa voix, son moi.
Tout ce qu’il a appris, acquis, tout ce dont il s’est accru, va s’épanouir. La rencontre de Michelle Marquais, le voyage dans les Orients qu’il entreprend avec elle, ce qu’il y rencontre, il l’a déjà trouvé en lui, mais il va le vivre.
Michelle à venise
Dans des dizaines, des centaines de dessins, de gouaches, d’huiles, la longue silhouette de la comédienne va désormais être un leitmotiv de l’œuvre. Et de l’Iran en Inde, de Java à Bali, d’Angkor au Japon, pendant que se déroule le « voyage de noces » avec Michelle (qu’il va épouser au retour), une autre union se scelle. L’axiome de Kipling, sur l’Orient et l’Occident qui jamais ne se rencontreront, les trente dernières années de la peinture de Pierre Lesieur le démentent. Ce qui s’accomplit dans cette œuvre, ce sont les « noces spirituelles » de l’Occident et de l’Orient.
Tout ce qui a éclairé ici le parcours du peintre, de Piero della Francesca à Bonnard, de Van Eyck à Seurat, de Lorenzetti à Matisse, va se fondre et se confondre avec l’empreinte profonde des peintures orientales, Chine et Japon.
Pour le plaisir des yeux (les siens d’abord, et les yeux de ceux qui regarderont ses tableaux), Pierre Lesieur a plusieurs tours dans son sac, qui sont des tours extrêmement gracieux (et malins).
Il est capable par exemple de tout demander aux couleurs, et de se désintéresser totalement de la profondeur, de la perspective. Il joue à la réalité le tour de la dérouler comme un tapis, comme un rideau, comme un rouleau. Il faut que le regard du spectateur « rectifie de lui-même » cette mise à plat de tout, redresse la table qu’on ne peut pas voir comme Pierre la donne à voir, considérée du haut du ciel, et il faut en un éclair comprendre que ce rectangle plus sombre c’est une porte qui donne sur une pièce plus éloignée, mais on « réalise vite ».
(…)
Il ne faut que quelques secondes pour apprendre à lire cette forme de vision indifférente à la perspective, et où le peintre n’a en tête et en cœur qu’un délice, celui d’accorder ou d’agacer les nuances, et de faire chanter les couleurs dans un non-espace si léger que la peinture rejoint presque la musique.
(…)
Le troisième des tours que Pierre a dans son sac et sa boite à couleurs, c’est le jeu de la Peinture-comme-si-c’était-pur-Dessin. Et le travail du coloriste qui arrive à se passer presque complètement de couleur. Il y a ainsi des toiles de Lesieur d’une pâle clarté de page blanche, cette page blanche dont parle Pierre Rikmans dans les commentaires de sa traduction des Propos sur la peinture du grand artiste chinois Shitao (1641-1719 ou 1720) : « Le maître mot de la critique poétique est le concept Shi , le plein (…) En peinture, au contraire, le concept central de la critique est le Xu, le vide, c’est à dire ces pages blanches laissée à l’imagination – la partie peinte moins importantes que les parties vides, tend à n’être en quelque sorte que le support de celles-ci, l’auxiliaire qui guide l’œil et l’amène jusqu’à ce seuil essentiel du vide, où c’est l’esprit qui prend le relai de l’œil. La poésie met en œuvre un riche éventail d’adjection de couleurs, abondant et précis, tandis que la peinture, dès la fin de l’époque Tang, se débarrasse des couleurs et trouve sa plus haute forme d’expression dans le lavis d’encre monochrome ».
Alors que dans les jeux de couleurs de Lesieur le contour des corps et des objets est éludé, que le soin de cerner les choses est laissé justement à « l’esprit qui prend le relai de l’œil », dans ses tableaux blancs est l’écriture du monde sur fond de vide. Le Pierre Lesieur que je vois sensible aux seules couleurs et nuances, le peintre qui si souvent dans ses tableaux vit les yeux comme à peine entrouverts et suggérant un univers fluctile et difflottant, où il n’y a jamais de séparation ni de frontière entre les masses et les couleurs, ce plongeur du monde de la couleur devient le plus passionné des traceurs de lignes et de traits. Fidèle en cela à l’héritage de l’un de ses maîtres, Henri Matisse, souverain de la palette et prince du dessin.
L’histoire des apprentissages en art, c’est d’abord celle des émerveillements.
Ces émerveillements devant une découverte qui ouvre un horizon, éveillent le désir de s’engager sur le chemin du « maître ». Dans les émerveillements qui ont illuminé Pierre, comme des éclairs révélant soudain dans la nuit sans lune un paysage, promesse des promenades du jour levé, il y a la découverte de Sakkara en Egypte et il y a à Kyoto celle du portrait du shogun Minamoto Yoritomo par le peintre Fujimara Takanobu (1142-1205).
(… ) Le modèle est assis sur un coussin, vêtu du sokutai, vaste costume cérémonial aux contours angulaires. La force d’un grand aplat noir, la pâleur du visage austère « indiqué » par quelques coups de pinceaux d’une économie elliptique, ce type de portrait se prolonge jusqu’au XVIIe siècle.
(…) Le rythme de la peinture est marqué par les lignes qui indiquent les plis du vêtement : la peinture laisse place ici au dessin.
C’est une technique que Lesieur va utiliser de plus en plus. Cette peinture blanche de la page blanche, la toile ou la soie presque sans couleurs (ou absolument sans couleurs) deviennent un espace où le trait se substitue aux coloris, les prolonge et les suggère. Le grand Portrait de Michelle à Venise (1980) laisse le visage au trait. Il se détache sur le fond si clair que presque blanc (de plusieurs blancs cassés), la surface de l’eau du canal de la Giudecca.
Comme dans le théâtre musical on passe du parlé au récitatif et du récitatif au chant, Pierre Lesieur aime passer du dessin à la peinture, chaque technique faisant ressortir l’autre. Masquer le texte
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Lettre à monsieur Pierre Lesieur
de Goichi Matsunaga - poème
Avec affection, j’ouvre ce magnifique catalogue édité à l’occasion de votre exposition au Japon à l’automne 2002.
Tout mon être est saisi par la pureté de votre univers décanté des tracas de la vie quotidienne. Peu à peu je me sens devenir immatériel, devenant ainsi l’invité du jardin que vous avez créé. Avec respect j’essai de me fondre de façon à ne pas être discordant et murmure malgré moi : « les objets peints récitent une poésie ».
Nature morte, Verres, 1992, 14x37
Je perçois un enchevêtrement délicat de faibles lumières ainsi que votre respiration lyrique à travers la disposition naturelle de l’ensemble de la toile. Je dis tout cela par intuition. Le lyrisme qui est le ton dominant de votre expression picturale n’est pas créé intentionnellement, mais par le fait que les objets chantent d’eux-mêmes en réponse au regard plein d’amour que vous leur portez.
Pour le dire autrement, votre lyrisme est semblable à un parfum raffiné. Même si ce n’est que l’affirmation d’un poète, elle provient d’un poète qui a eu de la volupté à vivre avec les tonalités et la composition de votre univers. Univers dans lequel le poète que je suis est entré avec facilité.
Une des caractéristiques de votre expression est de ne pas imposer une forme déterminée, mais de la laisser vivre naturellement. C’est pourquoi les objets rassemblés dans vos toiles ne sont pas disposés artificiellement, mais existent pudiques et discrets.
Prenons Matisse par exemple. Dans la scène intérieure peinte par lui, l’ambiance est dure et les objets ne sont pas disposés naturellement. L’artiste leur attribue une disposition et signification particulière. Par conséquent, avec entrain, ils doivent persister de toutes leurs forces dans l’affirmation d’eux-même en résistant à la lumière. Par l’attitude du peintre, il semblerait que les objets comprennent pourquoi ils doivent rester ici. C’est pourquoi les objets de Matisse ne peuvent pas chanter. Il en résulte une expression à la fois dynamique et solide.
Nature morte, Coloquinte, 86x86
En comparaison avec les objets de Matisse, les vôtres n’ont pas du tout ce type de disposition. Il semblerait qu’ils prennent plaisir à rester et qu’ils vous soient reconnaissants de les rendre heureux.
Il est vrai que l’œuvre de Matisse se situe dans un autre contexte historique. Bien que vous soyez influencé par Matisse, un lyrisme discret s’établit dans votre œuvre. La qualification « discret » s’unit tendrement à la vertu de la vie.
Avant-garde, ambition, mouvement plus prépondérant dans le domaine artistique fascinent les hommes. Il est possible que nous comprenions et soyons en empathie avec les mouvements artistiques. Cependant notre profond désir est la recherche de la Beauté pour pouvoir en jouir. Il y a pour moi dans l’idée du Beau aussi bien la force qui ébranle la vie, que les ondes du cosmos, ou la découverte de soi. Votre beau lyrisme est nourri de ces forces. Je l’éprouve particulièrement dans vos œuvres de ces dernières années.
En feuilletant le catalogue, le temps semble s’écouler à un rythme paisible et lent. J’y reconnais une personnalité empreinte de modestie et une âme poétisant les choses. Les artistes qui comme vous créent un monde serein et coloré ont ce type de personnalité.
J’ai découvert votre peinture il y a une vingtaine d’années, et déjà je pensais que vous étiez le magicien qui fait vivre et rêver les objets. Encore aujourd’hui j’en suis intimement convaincu. Les hommes rêvent et vous, vous arrivez à donner vie et rêves aux formes inanimées par votre alchimie picturale.
Table, 98x100
Par exemple, les objets disposés sur une table : assiettes, verres, vases, fruits apparaissent d’une manière naturelle dans vos toiles sans souffrir de déformation, ensuite vous les faites un à un rêver. Une ambiance joyeuse se répand. Les objets ne se demandent pas pourquoi ils sont là, ils sont simplement heureux. J’ajouterai davantage : les objets répondent avec éclat à votre amour du fait qu’eux aussi peuvent rêver. Ils prennent vie.
Je nomme « Yume-kurabe » (donner à rêver) ces objets qui parlent avec sourire. C’est un peu simple mais cet état de bonheur a été créé grâce à vos arcanes picturaux. Ici, « le lyrisme raffiné de Pierre Lesieur » s ‘accomplit.
Nature morte, Coloquinte et chaise, 26x30
Je suis heureux d’être poète en tenant votre catalogue dans les mains.
Nous ne pouvons échapper au temps mais vous et moi avec le temps avons atteint une maturité. Maturité technique dans votre travail mais aussi spirituelle qui donne plus d’éclat et de délicatesse, plus de force et de raffinement à votre œuvre. Je ne sais s’il est possible de retrouver cet univers parmi les poètes. Bien sûr il n’est pas possible de comparer cet univers à celui d’Apollinaire, Aragon, Eluard et Prévert. A cela s’ajoute le fait que vous puissiez composer une œuvre poétique sans passer par les mots. Les mots qui rétrécissent le champ de la poésie ne serait-ce déjà que par l’existence de la clarté pour être compris du lecteur. Au Japon cette exigence reste la même et j’envie votre possibilité de vous passer des mots.
Ceci m’amène à conclure que la poésie ne se limite pas aux poèmes. Elle existe aussi dans la peinture, mais elle est plus cachée, semblable à un rêve coloré.
De par votre activité, vous êtes peintre mais en réalité vous êtes poète. Masquer le texte
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Sabi
Marqué par l’Orient (l’Orient moderne autant que sa « réimposition » moderne), Pierre Lesieur l’est ostensiblement dans son goût des compositions, son maniement de l’espace, ses perspectives basculées, le caractère purement optique, abstrait des formes et des objets soumis à un glissement incessant des points de vue, le choix même de certains thèmes – la théière, la feuille de nénuphar –, mais il l’est aussi sous un autre biais, moins visible, moins substantiel.
Ses objets – une porte badigeonnée de vert à Saint-Rémy, un mur fissuré, un miroir au tain vieilli – ont subi l’épreuve du temps ; ils offrent au regard une surface riche, accidentée, l’effritement, l’écaillement… Et pour restituer cela, qui révèle à ses yeux le naturel des choses, il lui faut littéralement salir la surface de ses tableaux, y passer divers jus de chiffon.
Prenant la suite d’Isozaki, Barthes dénombrait dans un court texte de 1978 diverses modalités de l’espace-temps japonais :
« Par exemple, yami, ce qui clignote, ce qui scintille, ce qui sort brutalement de la pénombre ; utsuroi, le moment où la fleur va faner, où l’âme d’une chose est comme suspendue dans le vide, entre deux états ; sabi, l’usure à fleur de peau, la rouille, la patine… ». Nul plus juste inventaire des différents aspects de la matière que cherche à capter, inlassablement, Lesieur.
Le panier de figues
Figues, 2007, 25x56
Après être retourné de Naples, voilà quelques mois P.L. s’est lancé dans une série de variations autour des fresques de Pompéi. Il prend ainsi place dans une longue théorie d’interprètes qui se succèdent depuis la découverte du lieu au cours du XVIIIème siècle, espace mythique de l’origine, relique gigantesque et fascinante d’une vie pour toujours figée dans l’instant, métaphore d’une Antiquité abstraite et fondatrice de notre culture, support de toutes les rêveries et des fantaisies les plus libres… On reconnaît, flottant successivement dans les peintures de P.L., quelques uns des motifs devenus emblématiques de ce monde disparu : une Pomone, la figure d’un philosophe en conversation, quelque acteur de la Villa des Mystères, ou encore ce panier de figues ouvertes, gorgées de suc, dont l’éclat – augè – de velours violine se détache sur un mur fissuré à l’orangé vif, et au glacis de bleu, de gris et de vert sauge.
Pompei mosaique, 2010, 49x49
Fragments emblématiques, motifs inlassablement reproduits et admirés, mais ce n’est sans doute pas là ce qui a présidé au désir de les représenter. Car, Lesieur le sait bien, ces images sur les murs ne nous offrent que la trace – ou l’écran – de ces siècles de peinture dont plus rien ne nous reste et dont nous n’imaginons même pas l’aspect (de même que ce que nous considérons comme l’admirable économie des lécythes à fond blanc n’est qu’accidents du temps, les couleurs vives d’origine s’étant évanouies).
Ainsi la série des toiles de P.L. offre t-elle, malicieusement ou non, comme le fantôme d’une peinture elle-même invisible. Et je soupçonne qu’entre pour beaucoup dans la fascination de P.L. pour ce monument – au sens strict – cette part incalculable du temps dans la couleur, cette incertitude dans la nature (je veux dite l’éclat naturel) de ces images, sur ce qu’en a bouleversé, sublimé, révélé autant que détruit le passage des siècles. Et l’on peut aussi soupçonner Pierre Lesieur d’attendre avec une impatience enfantine, une infinie jubilation, ce que le temps pourra bien faire de cette autre Pompéi, la sienne, l’altérant imprévisiblement, en faisant un nouveau motif de ravissement.
Fenêtre nuit, 2004, 165x130
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Elisa Farran Pierre Lesieur - Traversée
Editions Silvana Editoriale, 2021 (extraits)
Peindre Pompéi
Quand il retourne à Pompéi, en 2007, cinquante ans après sa première visite, c’est un homme de quatre-vingt-cinq ans qui fait le voyage. […]
Que vient-il chercher ? Les tableaux apportent des réponses. De retour, enivré, il va consacrer une grande série de peintures à la ville morte. Les sujets sont ceux vus dans les villas, oiseaux, fontaines, arbres, corbeilles de fruits. Il ne retranscrit pas littéralement ce qu’il a observé mais il en donne une interprétation libre, avec une fougue et une énergie exceptionnelles. Des scènes expressément nommées pompéiennes jaillissent sur des supports variés, bois, papier, toile, etc.
Le dessin se fait plus sinueux et disparaît derrière la couleur dorénavant traitée en tache sur la toile comme un halo qui vient faire vibrer la surface.
Pompei, fresque bleue aux arbres et oiseaux, 2007, huile sur toile, 130x130
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Armelle Héliot Pierre Lesieur - Traversée
Editions Silvana Editoriale, 2021 (extraits)
Transparence et profondeur : un art de l’illusion
Il y a Michelle. Un personnage dans la peinture. Une femme. Mais elle est nommée. Elle est celle qui revient. Unique et plurielle. Une et mille. Elle hante l’œuvre. […]
Michelle n’est pas seulement le modèle, la muse. Michelle, c’est la comédienne Michelle Marquais. […]
Dans les tableaux, les dessins, elle est comme une apparition. Elle cristallise ce qui fait le mystère même de l’art de Pierre Lesieur. Comment jouent les faux-semblants. La transparence de la peinture et sa densité. La transparence constitue sa densité.
Michelle au peignoir jaune
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Antartique, 1997, 24x86
Claude Roy
Pierre Lesieur
Editions Coard, Paris, 1986 (extraits)
Je regarde Pierre, dans son atelier de Saint-Rémy-de Provence, retourner l’un après l’autre ses tableaux. Il a beaucoup travaillé cette année.
C’est comme suivre dans une maison fermée l’hôte qui, l’une après l’autre, de pièce en chambre, ouvre les fenêtres et rabat les persiennes.
Pierre est un piégeur de lumière. Qu’il peigne un mur crépi sous le soleil d’été ou une chambre à coucher aux volets demi clos, un jardin ou un atelier, qu’il fasse à une jeune femme ou au chat noir et blanc l’offrande réfléchie des couleurs autour d’eux, ou qu’une toile si claire et pâle nous apparaisse comme clignant des yeux, éblouie par la clarté diffuse, qu’il célèbre par la croisée ouverte le noir très noir de la nuit noire ou les ombres longues du coucher de soleil, c’est d’abord la lumière qui est le personnage central de sa peinture. C’est un coloriste exquis ou provoquant, à pas de velours ou faisant claquer les tons comme un dompteur son fouet.
Mais les couleurs ne sont qu’une des façons qu’a la lumière de parler.
Elle s’exprime aussi à bouche fermée, sans presque aucun pigment, lumière couleur de lumière. Elle s’exprime dans le dessin, le strict noir-et-blanc.
On ne m’ôtera pas de l’idée que la nuit, quand tout est clos, tout éteint, il y a de la lumière dans l’atelier où sont entreposées les toiles de Pierre.
Elles sont gorgées, saturées, imprégnées de lumière.
Mais la lumière est parfois prise au lasso des lignes, au piège du dessin, et parfois aux seuls appeaux de la couleur.
La règle d’or des peintres persans était simple :
« Une couleur, comme un vin doit vivre longtemps. Mais elle doit surtout, si riche soit-elle, conserver légèreté et transparence - comme le vin toujours - afin de nous rappeler la lumière dont elle est issue. » (A.M. Kevorkian et J.P. Sicre, Les Jardins du Désir, Sept Siècles de Peinture Persane.)
« Kuniyoshi (écrit Janette Ostier) qui aimait passionnément les chats se plaisait à les dessiner sans relâche dans leurs poses habituelles(…) Il dessinait avec une sorte de négligence ; pourtant, au milieu d’un fourmillement de lignes, de signes appliqués avec une sorte de fausse maladresse, éclatent comme une évidence les contours d’une silhouette rigoureusement exacte (…) Seuls, les portraits de chien au regard innocent, ou la belle étude de chats endormis, sont exécutés d’un trait épuré, comme dessinés avec une joie sereine, tranquille. »
Quand je flâne dans les cartons à dessins de Lesieur, autre ami des chats, je comprends très bien pourquoi et comment Kuniyoshi pratique tour à tour (et selon les sujets) ce que Janette Ostier décrit comme un dessin tracé « avec une sorte de négligence » dans un « fourmillement de lignes » tracées avec une fausse maladresse et trace parfois, au contraire, ce trait « épuré » qui évoque par exemple « la joie sereine, tranquille d’un beau chat endormi ». Il est évident que le chat Utopia de Paris, majestueux seigneur velu des calmes domaines Lesieur, dormeur qui hante les tableaux du peintre, ponctuant de noir et blanc ses intérieurs pâles, est un personnage hérissé de poils, fourmillant de lignes, ébouriffé avec une fausse maladresse, et qu’il appelle un dessin tout à fait différent de celui qu’utilise l’artiste pour parler de sa femme Michelle, trait dépouillé et concis.
Souvent le visage est comme inachevé, et pourtant présent, visage suggéré plutôt que décrit, flottant dans la page comme le chat de Cheshire flotte encore dans l’air quand il a depuis longtemps déjà disparu. Le corps est « calligraphié » et pour reprendre les termes qu’emploie Focillon en parlant de certains dessins de Hokousaï, la graphie est celle « d’une harmonieuse volute, dépourvue de toute inutilité.
Beaucoup de ses dessins sont des études pour des tableaux, l’esquisse d’une mise en toile, la mise en place de ce que la couleur achèvera. Le dessin fiévreux d’intelligence impatiente, qui évoque à traits rapides et attentifs ce qui sera une peinture, ce dessin, si réussi soit-il, est ouvert à ce qui en naîtra : il est la promesse d’autre chose, même si en cours de route le peintre a changé d’avis, et renoncé à réaliser le tableau qu’il donne à entrevoir. Mais souvent (et notamment dans les dessins que Lesieur rapporte de l’Inde qu’il visite à deux reprises), le trait a cette autorité paisible de l’œuvre en soi, du croquis qui n’est pas une préparation à autre chose, mais un accomplissement en soi. Les buffles de Lesieur sont des hiéroglyphes magiques : quelques traits d’une fermeté gracieuse, et la lourde bête tranquille est invoquée, évoquée. Elle est là, buffle scellé dans l’épure de sa bufflitude.
Attelage de bœufs, 1960, 22x33
Shokusan Jin, le préfacier d’un recueil de dessins de Hokousaï, publié en 1815, distingue trois formes dans la calligraphie, le dessin et « dans tout ce que l’homme observe ». « Ainsi, écrit-il, lorsqu’une fleur commence à s’épanouir, sa forme est, pour ainsi dire, une forme rigide. Lorsqu’elle est défleurie, sa forme est comme négligée. Lorsqu’elle tombe à terre, sa forme est comme ‘abandonnée’, ‘désordonnée’.»
Humble disciple des grands japonais, lointain continuateur des maîtres de Edo, Lesieur pratique, selon la nécessité du motif, la forme rigide ou bien l’apparente négligence et le désordre des choses « abandonnées ».
La plupart de temps, Pierre a simultanément en chantier un, deux, quelquefois trois grands formats. Pendant que un ou deux d’entre eux rêvent en silence à ce qu’ils vont devenir, en arrière plan du tableau sur lequel le peintre se concentre, demeurant en partie visibles, dans l’atelier, par fragments, recouverts d’un autre tableau, servant de toile pense-bête à la toile qui bouge, hésite, palpite encore. Ils attendent leur tour d’être repris, remaniés, corrigés, repensés et on comprend très bien qu’un tableau profite de l’autre, que le peintre a plusieurs entreprises simultanément « sur le feu », mais que c’est le même feu. Mais parce qu’il y a dans l’apparente nonchalance et l’évident acharnement patient du peintre au travail encore plus de ressource et de marge qu’on ne pourrait imaginer, il a toujours à portée de la main, comme un écrivain ses petits carnets, huit ou dix toiles de petit format sur lesquelles il jette en passant des esquisses-bien-plus-qu’esquisses. Pareil à un pêcheur qui a pris, au cœur de ses filets, une grosse pièce mais qui en même temps, aux marges de ses rets, regarde briller un fretin nacré, la menue monnaie merveilleuse de sa pêche. Et souvent ces petites toiles, attrapées au vol comme on attrape une image dans la mémoire ou une lumière à la lisière du regard, sont d’une audace et d’une gaité brève qui enchantent, l’écriture en un éclair d’une image-signe. Elle sera retravaillée avec la même patience que la grande toile en cours, sans perdre sa fraîcheur de pêche miraculeuse.
Il est arrivé parfois à Pierre Lesieur de faire disparaître totalement le point de départ d’un travail, coin de rue, jardin, pièce avec divans et coussins, le « motif » qui l’avait mis en chemin. Il ne subsistait dans la toile que des tâches et des formes informes, des rapports de tons, des relations de valeur, la somptueuse aridité d’un tableau abstrait. Mais dans le contexte de l’œuvre entière, le plaisir que peuvent donner ces parenthèses de peinture pure est grevé d’un vague sentiment de taquinerie : c’est Lesieur- mais un Lesieur masqué, dont nous sentons la présence qui pourtant se dérobe.
Abstraction bleue, 1998, 77x144
Pendant que Pierre travaille à un grand tableau où Michelle en robe d’intérieur verte rêve (je pense) à une prairie du même vert, je vole au poète chinois Su Dongpo (Sou Tong-Po) qui vécut entre 1036 et 1101 un poème qu’il consacra (précisément) à la peinture de Pierre Lesieur.
Qui dit qu’une peinture doit être ressemblante ?
Celui qui dit cela a les yeux d’un enfant ;
Qui dit qu’un poème doit traiter un sujet ?
Celui qui dit cela ne sent pas la poésie.
Poésie et peinture ont un seul et même but :
La fraîcheur très exacte, l’habileté sans effort.
Les hirondelles de Bian Luan volent sur le papier
Les fleurs de Zhuo Ehang embaument sur la toile.
Mais que sont-elles en dehors du rouleau ?
La hardiesse du trait, l’esprit dans chaque touche.
Qui donc aurait pu croire qu’une légère tache rouge
Suffise à faire surgir le printemps sauvage ?
Pierre Lesieur n’a aucun attachement patriotique pour les règles du jeu occidental de la perspective. Il les observe si cela lui semble aimable dans tel ou tel tableau, les oublie pour aplatir sur une surface à deux dimensions les meubles de la pièce, le lit, la dormeuse, le miroir au mur, chargeant (comme les Chinois font) l’étagement en hauteur des plans de « signifier » leur éloignement en profondeur. Cette indifférence gracieuse aux conventions du point de fuite ou du point de vue est tout à fait orientale.
Si l’œuvre de Lesieur appelle si souvent des références aux arts de l’Orient, des comparaisons avec la peinture chinoise, japonaise ou persane, ce n’est pas que Lesieur soit un peintre orientaliste, imitant ou pastichant les procédés ou les thèmes des maîtres asiatiques. L’Orient auquel se rattache Lesieur n’est pas un lieu géographique ou une école de technique, c’est un état d’esprit.
Si Lesieur est capable du trait le plus décidé, du dessin le plus précis et décisif, la subtile indécision qu’il laisse flotter dans ses peintures est une attitude philosophique. Lesieur est un occidental, parce que pour lui le monde extérieur existe, et qu’il a presque toujours refusé ce qu’on a nommé l’abstraction, qui est en effet le choix de se retirer, de s’abstraire de l’univers des formes vivantes. Mais il est oriental en ceci, qu’il n’oublie jamais que notre vision n’est pas objective : voir ce-qui-est-comme-cela-est, c’est un but, mais nous ne l’atteignons jamais, parce que nous voyons ce-qui-est-à-travers-ce-que-nous-sommes. Cette légère buée d’hésitation, cette subtile brume d’incertitude, cette marge de flou préservée constamment dans la peinture de Lesieur, ce n’est pas une faiblesse de la main, c’est une politesse de l’esprit.
Ne demande pas seulement au peintre que son paysage ressemble au paysage, mais qu’il ressemble au peintre, parce que celui-ci s’est mis à ressembler au paysage.
Le tableau avait tout ce qu’il faut pour être heureux. On sait bien, quand on entend dire ça, qu’il manque quelque chose à ce bonheur parfait.
Parfait, le tableau l’était presque. On sait bien qu’en fait de perfection, le presque est un signe d’imperfection.
Inde, 20x40
Pierre Lesieur avait choisi un format, celui qu’on appelle marine mais on devait dire aquatique, parce que c’est tout en long, long comme une longue plage, long comme un fleuve, long comme un ruisseau qui coule tout en longueur, long comme l’au qui ruisselle long.
Le parapet, c’était ce blanc qui est trop malin pour n’être que blanc, un fond de jaune éteint, un peu de terre de Sienne délavée dans du coulant, et toutes les malices invisibles mais visibles d’une cuisine fluide.
Et l’eau, cette manière de refléter un ciel de plusieurs roses, tacheté de nuages de plusieurs nuances de gris, de bleus fumée, et un kiosque qui se mire pensivement dans l’eau.
Le ciel, l’eau, le parapet, le kiosque, les nuages, tout se la coulait douce. La tache de brun bois de rose du kiosque donnait de l’accent à tout le paysage, mais pourtant…
Mais pourtant il y avait dans ce tableau tout ce qu’il faut pour être heureux, sauf qu’on n’était pas tout à fait heureux.
Alors à gauche, sur un des pilier du parapet, une corneille négresse (probablement un chocard à bec jaune) vient se poser.
« Merci oiseau très noir » dit Lesieur, « j’avais besoin de cette touche absolument noire. »
« C’est moi qui te remercie », dit l’oiseau indien noir. « Tu sais bien que je n’existais pas dans le paysage au moment où tu l’as regardé, mais que tu m’as rencontré un peu plus tard dans un autre paysage. Tu as décidé que je me poserais dans ce coin de ton paysage de ciel et d’eau. J’y suis très bien : ton paysage est très heureux, et il y a en plus juste le noir qu’il faut pour qu’à côté les couleurs soient parfaitement heureuses. »
Lesieur, c’est d’abord la douceur (qui n’est pas la fausse sagesse), la délicatesse (qui n’est pas la « modération »), la subtilité (qui n’est pas le manque de force), le raffinement (qui n’est pas l’extrêmement « cérébral »).
Sa palette peut être violente, ou étouffée, ses contrastes stridents, ou nuancés : Lesieur est toujours une vitalité en action, même si cette action est intelligente, et très méditée.
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Photos : Jean-Marc Payot - Plus de portraits sur le site jmpayot.ch
Jean-Marc Payot
Pierre Lesieur (texte écrit en 2004)
Pour Pierre Lesieur le monde est un tissu subtil de relations entre les êtres vivants, les lieux et les objets.
Il y intervient comme un magicien pour le façonner à son goût.
C’est ainsi que l’aménagement d’une nouvelle pièce dans sa maison de Saint-Rémy est un prétexte pour enrichir son monde intérieur et nourrir son inspiration.
Le miroir à trois pans ou le fauteuil au châle jaune qu’il y place prennent vie en devenant des sujets de peinture.
Pierre est un curieux qui aime voir et découvrir l’ailleurs. En voyage, il capte ses visions sur son carnet de croquis.
Certains dessins sont des esquisses qui lui servent de référence pour peindre une toile.
D’autres sont des œuvres abouties.
Pierre est un prince du dessin. Sur la route, il a des coups de cœur qu’il souhaite partager, mais, comme il peine à les verbaliser, il les exprime par des images. Certains sujets seront repris inlassablement ; ainsi, les mosaïques bleues de la grande mosquée de Tabriz lui ont inspiré aussi bien d’immenses peintures que de minuscules toiles carrées.
Pierre Lesieur est un infatigable travailleur qui vit en symbiose avec son art. Il entre en action à l’atelier avec les lumières douces du matin, se déplace d’une toile à l’autre avec la légèreté d’une abeille qui butine. En une seule séance de travail il « pose » le sujet et trace la construction.
Puis, dans de multiples reprises, il nourrit la toile, la retouche ou la gratte à la lame de rasoir, la laisse reposer.
Sa palette est indescriptible !
Par ses lumières et ses couleurs, la peinture de Pierre diffuse une sérénité qui nous aide à vivre.
Elle nous entraine à la recherche d’un Paradis perdu…
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La peinture de Pierre Lesieur va baigner tout l’été dans la blonde lumière tourangelle. Française par excellence, elle trouve dans l’harmonie et l’élégance des lieux qui l’accueillent le climat idéal où déployer toutes ses richesses, ramenées de la Provence ou de l’Ile de France, rapatriées de Londres ou de New York, de l’Orient ou de l’Extrême Orient, de partout. Elles n’en conservent pas moins leur cachet d’origine et demeurent résolument les unes et les autres natives de leur sol, de notre ciel. Et nullement dépaysées sous les lambris de Chenonceau.
Cette rétrospective respecte, semble-t-il, la règle bien française, elle aussi, des trois unités, puisque la course à la perfection se confond avec la fuite des années et se concentre dans un site prestigieux. Formes et couleurs peuvent nous ravir sans morceler les phases de leur épanouissement tant leur métamorphose s’est accomplie en douceur. Le temps se mue ici en éternité. Une permanence, à la fois figée en « arrêts sur image », – l’image du bonheur sans cesse remise au jour – et frémissante comme le ruissellement de « l’onde transparente » chère au Fabuliste, suspend la béatitude.
Ces étapes sont pourtant évidentes. Chez Pierre Lesieur le dessin annonce la couleur. Il la précède. Il s’en passe parfois, s’il la contient déjà. Gravé ou non, exécuté au crayon ou à la plume, il cerne avec souplesse les facettes du réel. Il semble adopter de préférence les lignes sinueuses, les méandres, assez fidèles répliques des errances du cœur. D’où l’abondance, à Chenonceau, de ces messages reçus de toutes les parties du monde.
Oui, le temps s’est arrêté. Le temps s’est retrouvé. Il était donc prévu par le destin que Marcel Proust fût de la fête et que Pierre Lesieur eût illustré le texte du « Plaisir de la lecture » avec les à peu près seules eaux – fortes qu’il ait eu l’occasion de graver et dont l’intégralité s’offre pour la première fois aux yeux du public.
Elles démontrent l’indiscutable parenté spirituelle du peintre et de l’écrivain.
Leur chatoyant cadre de vie et ses décors raffinés à l’extrême s’accordent à merveille avec l’analyse alambiquée des sentiments. Décors qui chez Lesieur ne sont pas seulement des arrières-plans mais des partenaires à part entière.
Ces prétendus accessoires jouent même les premiers rôles dans maintes compositions, voire dans les formats géants, tel ce Paravent chinois précieusement festonné, enrubanné de volutes d’une incroyable finesse.
Car la palette inépuisable de Pierre Lesieur se diversifie à l’infini de mille nuances. L’Etal, par exemple, – l’artiste ne craint pas au besoin d’aborder les sujets les moins « nobles » et de déserter un moment un salon pour les viandes saignantes d’une boucherie – est prétexte à de savantes variations roses. La pâleur d’un nu sert surtout à mettre en valeur la rubescence du canapé où il s’allonge et le reste de l’environnement : le peintre tient à prouver qu’il sait aussi voir rouge.
Une porte à deux volets bleus fait vibrer jusqu’à l’extase un mur orange quasi monochrome. Et l’on s’attardera longtemps, muet d’admiration, devant cet immense Outremer, dont la profondeur s’accroit encore par les montants d’ébène de la fenêtre – Pierre Lesieur excelle dans l’emploi des noirs compacts, posés à bon escient, vivants contrastes des teintes les plus suaves –, ce « grand bleu » où le spectateur s’abîme, ravi.
Là comme ailleurs, comme dans l’ensemble énorme et délicat d’une œuvre déjà considérable qui depuis près d’un demi-siècle engrange les fruits exquis d’un labeur opiniâtre, s’affirme le vrai Pierre Lesieur : l’ordonnateur d’une interminable féerie polychrome, le maître de la couleur portée à son plus haut point de rayonnement et dont l’intensité s’arrête juste au seuil de la dissonance lorsque le plaisir devient douloureux.
Miroir rouge, 1983, 120x120
Si le peintre en effet a mis à contribution l’inépuisable arsenal du monde visible – même artificiel qui regorge de merveilles lui aussi – sans omettre bien sûr dans le domaine humain le perpétuel hommage, cent fois renouvelé, rendu à sa seule Inspiratrice, il n’en demeure pas moins patent que toute cette activité reste subordonnée à la profonde raison d’être de Pierre Lesieur : l’exaltation de la peinture pure, de la peinture-peinture dont la délectation est le suprême, le beau souci.
Au Pays de Watteau et de Chardin, de Corot et de Bonnard, il n’est pas déshonorant de se ranger parmi leurs disciples et d’aspirer à revendiquer leur héritage.
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Lydia Harambourg Pierre Lesieur
Editions Acatos, 2003 (extraits)
(…) Pierre Lesieur tisse un canevas sur lequel les formes sont centrifuges. Sous son apparente improvisation, rien n’est plus pensé que sa composition dans laquelle tout est mis en œuvre pour exalter le chatoiement de la couleur sur une surface fluctile et généreuse, jusqu’à nous immerger dans une déferlante chromatique et lumineuse au lyrisme entendu. Notre regard s’y précipite et entreprend une grisante dérive dans un espace dont le cadre ne parvient pas à endiguer le flux pictural. On se surprend à imaginer le débordement de cette savante polychromie sur un au-delà. L’aventure picturale est subversive. L’œil voit et le rêve invente. La pure peinture est au bout. Elle y acquiert sa liberté.
Etal de poissons, 1982, 200x200
(…)
Nous ne cessons de nous promener avec tous nos sens dans une peinture de Pierre Lesieur. Sa poésie transgresse toute invention plastique. Le monde végétal, les natures silencieuses de ses intérieurs, les paysages et les nus ont arrêté le temps comptable. Les merveilles sont là. La peinture de Pierre Lesieur en perce le secret et nous en fait l’offrande.
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